mardi 19 mars 2024

Interview avec PR. Khaled Ghedira : L’une des grandes références de l’IA en Tunisie

« Il est grand temps de mettre en place une stratégie nationale pour consolider l’éCOSYSTèME D’IA EN TUNISIE »

Professeur universitaire de renommée, Dr Khaled Ghedira est incontestablement l’une des grandes références de l’IA en Tunisie. Son parcours professionnel est jalonné d’étapes prestigieuses, de réalisations académiques, et de grandes distinctions scientifiques.

Après un diplôme d’ingénieur hydraulique, c’est de l’IA qu’il sera le féru. Auréolé de ses diplômes, il obtient un DEA en intelligence artificielle de l’ENSAE avant d’orner, sa formation académique par un Doctorat en IA de la même école. Depuis 1996, cette sommité académique continue de former des générations et des générations d’étudiants et a réussi une carrière universitaire des plus brillantes.

Il est le premier informaticien à rejoindre l’Académie Tunisienne des Sciences, des Lettres et des Arts, “Beit Al Hikma”. Mais aussi le fondateur et le président d’honneur de l’Association tunisienne pour l’intelligence artificielle (ATIA) créée en 2005.

Scientifique dans l’âme, Pr Ghedira a occupé plusieurs postes de direction pendant plus de 30 ans. Il est aujourd’hui professeur universitaire et directeur scientifique à l’ESPRIT. Dans le cadre de sa mission, il a mis en place le hub technologique régional “IDAIR” Tunisie. Entretien à cœur ouvert avec ce pionnier de l’IA en Tunisie!

Vous êtes actuellement directeur du Hub IDAIR Tunisie. Pouvez-vous nous présenter ce hub?

Je suis venu à l’ESPRIT en tant que directeur scientifique pour lancer le hub technologique IDAIR Tunisie (The international digital health and artificial intelligence research collaborative Geneva). Le projet IDAIR réunit des instances internationales dans une collaboration de recherche afin d’assurer le déploie- ment des données des patients et de l’IA d’une manière responsable et respectueuse des droits de l’homme. C’est un centre technique qui applique l’IA dans le domaine de la santé et le sixième hub dans le monde (Singapore, Genève, New Delhi, Chili, Kenya), sachant qu’un 7ème hub sera bientôt créé en Afrique de Sud. Ce réseau est financé par des fonds internationaux scientifiques et d’ici l’été 2022 il serait sous l’autorité de l’OMS.

IDAIR va financer deux projets pilotes qui seront lancés avec le professeur Riadh Gouider, neurologue et chef du service de neurologie de l’hôpital Razi de Tunis. Le premier projet consiste à créer la première infrastructure de recherche en Afrique en matière d’IA appliquées aux maladies démentielles.

Quant au deuxième projet baptisé EPROM (Electro Patient Reported Outcomes Measure), il aura pour objectif de suivre les patients, une fois qu’ils ont quitté l’hôpital/médecin et ce, à travers des questions qui leur seront posées par des programme NLP (Natural Language Processing/ traitement automatique du langage naturel).

L’IA en Tunisie : où en est-on ?

En Tunisie, on a tout, mais on n’a rien. Au niveau de l’enseignement supérieur, nous avons d’excellents professeurs, beaucoup de laboratoires de recherche. Ceci dit, les montants alloués à la recherche scientifique en Tunisie sont très modestes puisqu’ils ne représentent que près de 0.67% du budget de l’Etat (y compris les salaires des chercheurs).

D’ailleurs, à Israël par exemple, ce pourcentage s’élève à 4% et à 5% en Corée du Sud. Que dire alors dans des domaines de pointe comme les TIC et l’IA? En 2021, la Tunisie se classe au 98e sur un total de 132 pays en matière de sophistication du marché. Ce classement révèle justement, qu’on ne sait pas vendre!

Il faut dire que nous avons une bonne réputation en matière d’IA. D’ailleurs, les start-ups tunisiennes ne cessent de surprendre le monde. Nos jeunes ingénieurs tunisiens sont très ouverts sur les nouvelles technologies et contribuent même à l’élaboration des stratégies nationales d’intelligence artificielle dans les Etats arabes du Golfe. Paradoxalement, on n’a pas de stratégie nationale pour l’intelligence artificielle en Tunisie.

A mon avis, il faut rassembler ces compétences dans un cadre, dans une structure qui se charge de l’élaboration d’une stratégie nationale et du plan d’action pour la mise en exécution de cette stratégie. C’est ça le maillon manquant. Nous ne pouvons pas avancer tant que les personnes qui détiennent le pouvoir ne sont pas réactives, ne sont pas à l’écoute et ne sont pas encore assez conscientes de l’importance de l’IA.

Comment expliquez-vous le phénomène de la fuite de cerveaux et surtout l’exode des ingénieurs informatiques qui partent à l’étranger?

Les jeunes formés en IA sont devenus une denrée rare. Aujourd’hui, nous n’avons pas de diplôme en intelligence artificielle, à part quelques mastères qui touchent certains aspects de l’IA. Il faut dire que le nombre des jeunes qui partent à l’étranger est inimaginable. L’exode des cerveaux tunisiens est un phénomène qui ne cesse de s’amplifier. Même pour ceux qui restent en Tunisie, ils travaillent pour le compte des entreprises étrangères. Si nous avions une stratégie nationale, nous aurions pu les garder ici, leur fournir les moyens logistiques et financiers nécessaires pour qu’ils innovent et brillent en Tunisie.

Personnellement, je ne suis pas contre le départ des compétences à l’étranger pourvu que ces compétences reviennent pour former d’autres jeunes et faire évoluer la recherche scientifique en Tunisie. Mais, depuis quelques années on exporte la crème de nos ingénieurs à l’étranger. Paradoxalement, on exporte notre matière grise pour faire développer d’autres pays déjà développés et laisser sombrer notre pays dans l’inconnu. Pourtant, l’IA ne nécessite pas tant de moyens. C’est simple, il suffit d’un ordinateur et de la matière grise pour développer des solutions d’IA révolutionnaires.

Que pensez-vous de la loi du 17 avril 2018 relative aux start-ups? Jusqu’à quel point peut-on considérer qu’elle profite aux entreprises opérant dans le secteur de l’IA ?

Je pense que le label start-up Act est très motivant. C’est un cadre qui a permis de dévoiler beaucoup de talents et de compétences dans le domaine de la Deeptech, de la robotique, de l’IoT, c’est-à-dire de l’IA. De nombreux incubateurs et accélérateurs opèrent dans ce domaine aussi. Ces incubateurs aident et accompagnent les startups, particulièrement dans la phase de lancement. Quand j’étais recteur de l’Université Centrale, j’ai contribué à la création d’un hub dédié aux porteurs d’idées de projets innovants. Cet incubateur a permis à une dizaine de start-ups de voir le jour. En Tunisie, les idées novatrices ne manquent pas, les fonds de financement sont aussi nombreux. Ce qui nous manque, c’est la visibilité. En effet, le taux d’abandon des projets dépasse de loin le nombre des star- tups émergentes. Certes, Start-up Act une loi révolutionnaire qui a permis d’assouplir les procédures administratives pour les start-ups en leur accordant des avantages financiers. Il est vrai aussi que cette loi a fait des émules en Afrique. Mais, il est légitime de s’interroger sur l’avenir de ces entités économiques. Et après ? Il faut dire que nos cerveaux quittent la Tunisie pour aller travailler à l’étranger et contribuer à la prospérité du pays d’accueil.

Encore faut-il parler du problème de la protection des droits de propriété industrielle. Effectivement, le champ matériel de la protection découlant des brevets d’invention en Tunisie n’est pas rassurant. Certains brevets ne sont protégés que dans 2 ou 4 pays. De ce fait, rien ne garantit au titulaire du brevet que son invention n’échappe pas du domaine de protection dans d’autres pays et qu’elle soit exploitée par d’autres entreprises étrangères ou par les géants technologiques.

Face à ce constat, si 1% des jeunes qui ambitionnent de créer leurs startups réussissent, c’est déjà formidable qu’ils tentent cet exploit et qu’ils arrivent à surmonter les nombreux obstacles qui se dressent devant eux. D’où l’importance de la transformation digitale qui permettra de flexibiliser les procédures administratives. Il reste que la transformation digitale touchera aussi le modèle économique des entreprises, et impose donc la révision des textes juridiques, quelque peu dépassés et archaïques, pour qu’ils soient adaptés aux nouvelles données technologiques.

La question de l’éthique est l’un des défis de l’IA. Comment évaluez-vous la situation en Tunisie et dans le monde ?

L’éthique de l’IA est l’un des plus grands enjeux qui se posent aujourd’hui avec acuité et ne cessent de préoccuper les scientifiques mais surtout les juristes. Car, quand on dit éthique, on pense directement à la réglementation, à la responsabilité civile et même pénale dans les cas où une machine ou un algorithme serait à la cause d’un préjudice corporel ou moral, voire être la cause du décès d’une personne. À qui incombe la responsabilité de cet acte préjudiciable ?

Toute une éthique à revoir. La question qui mérite d’être posée est la suivante : Jusqu’où peut-on aller? Historiquement, les découvertes et les inventions qui avaient initialement un objectif noble et humanitaire, ont été détournées de leur premier but. C’est le cas de la théorie de la relativité d’Einstein et de la dynamite d’Alfred Nobel. Certaines technologies d’IA ont été aussi détournées de leur but. Espionnage, usurpation d’identité, vol des données etc. La cybersécurité est maintenant l’une des questions angoissantes dans la mesure où, comme l’indiquait Elon Musk, le propriétaire de Tesla, l’IA déclenchera une troisième guerre mondiale.

En Tunisie, le comité national de l’éthique médicale s’intéresse à l’usage de l’IA dans le domaine de la santé. Récemment, j’étais contacté par un haut responsable de l’UNESCO qui m’avait proposé de contribuer à l’élaboration du premier accord sur l’éthique de l’IA, pour devenir membre représentant la Tunisie et l’Afrique. C’était un honneur pour moi. Malheureusement, et comme d’habitude, je n’y étais pas à cause de la lenteur et la complexité des procédures. Ce tout premier accord a été signé par les 193 de l’UNESCO, et notamment par la Tunisie.

Peut-on parler de l’industrie 4.0 en Tunisie ? Est-ce une réalité qui se dessine ou une fantaisie imaginée difficilement concrétisable ?

Aujourd’hui, on parle même de l’industrie 5.0, de la cinquième révolution industrielle, d’une nouvelle ère et d’un nouveau paradigme qui complète et étend le paradigme de l’industrie 4.0. L’industrie 4.0 fait partie des secteurs prioritaires du ministère de l’industrie tunisienne. Plusieurs colloques, ateliers, hackathons, ont été organisés dans ce sens. La question qui se pose : Est ce que les industries tunisiennes s’y intéressent vraiment ? Pour répondre à cette question, il faut tout d’abord noter que l’industrie 4.0 impose la refonte du modèle économique des entreprises. Ce qui n’est pas assez évident. D’une part, il y a des secteurs qui sont monopolisés par certaines entreprises. Ces entreprises ont du mal à voir l’intérêt de la migration vers l’industrie 4.0 et du changement de leur modèle économique. D’autre part, la plupart des entreprises tunisiennes sont des petites et moyennes entreprises (PME) familiales.

Quant aux entreprises qui choisissent de migrer vers l’industrie 4.0, celles-ci hésitent entre le recrutement de nouveaux spécialistes et la formation de leur personnel.

Si les jeunes compétences sont ouvertes à la nouveauté et en phase avec l’évolution des TIC, elles sont devenues une denrée rare et coûtent cher pour les chefs d’entreprises. Or, jusqu’à quel point peut-on investir dans la formation du personnel sachant que le monde de l’IA est très mouvant et en permanente évolution ? On parle aujourd’hui de la génération Z (Zapping). Ces jeunes-là seront les décideurs de demain. Le choix dépend de la volonté et des moyens du chef d’entreprise.

Enfin, avant de parler de l’industrie 4.0, la Tunisie doit agir très vite pour rattraper son retard dans la transformation digitale. Est-ce normal d’attendre des heures dans des files d’attente sans fin pour obtenir un extrait de naissance ? Il faut aussi sensibiliser les gens à la digitalisation tout en tenant compte du contexte.

Évidemment, nous avons besoin de ces technologies de transformation digitale pour pouvoir donner les assises et l’infrastructure de base pour l’intelligence artificielle.

On revient donc à notre point de départ. C’est la volonté politique qui fait défaut. La vulgarisation de l’IA s’impose au niveau de l’enseignement primaire et secondaire. Il faut éduquer les élèves à l’innovation. Car nous sommes des consommateurs des nouvelles technologies développées par les autres. Et je pense que c’est le moment de s’y investir massivement.

La privatisation serait-elle une solution judicieuse pour implémenter les nouvelles technologies de l’IA dans le cycle économique tunisien ?

La réponse à cette question est plus difficile qu’il n’y paraît. Partons d’un simple exemple, celui de la recherche scientifique au niveau des universités privées en Tunisie. Bizarrement, elle n’est pas autorisée dans ces universités. Pire encore, il est interdit d’y créer des écoles doctorales. Car tout simplement, une ancienne loi s’applique encore et freine le développement de la recherche scientifique au niveau desdites universités. Pourtant, l’enseignement supérieur privé fourmille de compétences, notamment dans le domaine des TIC et de l’IA.

Prenons l’exemple d’un chimiste dans un laboratoire relevant d’une unité de recherche dans le secteur public, celui-ci doit attendre des mois avant que les procédures d’achat d’un tube à essai ou d’une pipette prennent fin. Ce qui n’est pas le cas pour le secteur privé. Une simple signature d’un chèque, d’un bon de commande par le gérant suffit pour l’acquisition de nouveaux matériels. Cet exemple illustre bien la différence entre les deux secteurs. La privatisation peut donc être une alternative envisageable. Reste qu’il est aussi possible de penser à flexibiliser, à simplifier les procédures administratives pour encourager la recherche scientifique et l’innovation en Tunisie.

Des recommandations pour réduire ce fossé technologique ?

La motivation existe, les compétences, les fonds de financement aussi. Ce qui manque, encore une fois, c’est la volonté politique. Les politiciens s’intéressent peu à ces questions. Le monde avance, chaque milliseconde, une nouvelle technologie qui révolutionne le monde, voit le jour. Rien ne nous manque. Il y a des efforts déployés par le ministère de l’industrie, par le ministère de l’enseignement supérieur mais ces efforts restent éparpillés. La Tunisie jouit d’un écosystème des plus propices pour mettre au point une stratégie IA des plus performantes. Je l’ai toujours écrit et redit dans mes conférences et interventions scientifiques. On a tout, mais on n’a rien, à défaut d’une stratégie nationale pour l’intelligence artificielle, à défaut d’une instance, d’une structure ad-hoc, chargée de l’élaboration de cette stratégie et de la préparation d’un plan d’actions réalisable.

Cette instance doit être sous la tutelle de la présidence du gouvernement ou de la République, et dotée d’un conseil d’administration et surtout d’un conseil scientifique élargi aux différentes parties prenantes aussi bien publiques que privées. Cette structure sera chargée de mettre en place la stratégie IA et d’assurer le suivi de son exécution.

Même si la Tunisie a raté sa transformation digitale, elle a tous les moyens pour se rattraper et combler ce fossé technologique. Il faut agir en urgence. Les politiques doivent avoir une prise de conscience et miser sur la transformation digitale et l’intelligence artificielle pour faire avancer le pays fort et vite…

Interviewé par : E.H.S

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